I don't care enough Ft Jinx

Retourner à Zaun dépassait ses capacités. Souvent, elle tentait de s'en approcher, par curiosité ou attirée par le souvenir de la voix de Silco qui résonnait inlassablement à ses oreilles : we'll show them. We will show them all. Mais à chaque fois, elle faisait demi tour en hurlant, pleurant, insultant dans le vide autant sa faiblesse que sa soeur, que Piltover, qu'elle-même. Pourquoi cherchait-elle à y retourner, d'ailleurs ? Peut-être que Vi ne l'y chercherait pas. Ou peut-être qu'au contraire, elle l'y attendait ? La petite Jinx n'avait jamais de réponse à ses ruminations incessantes, ses délires ne prenaient jamais fin et s'empilaient les uns sur les autres. Elle allait de mal en pis avec le temps, comme si chaque jour était une nouvelle claque, un peu plus froid et solitaire que le précédent.
Gotham ne l'aidait pas à aller mieux. À sa manière, cette ville était pire que la sienne. Aussi violente, sale et sombre, avec en moins ce petit supplément d'âme qu'elle attachait à Zaun parce qu'elle y avait grandi, qu'on l'y avait broyée. Elle avait une revanche à prendre avec Zaun, montrer à tout le monde, et surtout à elle, qu'elle s'en sortait la tête haute et que toute la merde qu'on lui avait jeté dessus toute sa vie ne l'atteignait pas. Quel mensonge. Elle était au bout, ne parvenait plus à compenser... Tout. L'arrêt de ses traitements la bousculait encore davantage que ses veines recommençaient à la brûler à mesure que le shimer qui les parcourait reprenait ses droits. N'aurait-elle pas pu mourir, cette nuit-là ? Maintenant, tous les fragments qui la composaient étaient clairement visibles aux yeux de tous, séparés par autant de bien étranges cicatrices, comme des rivières de flammes dans la nuit noire qui la garderaient morcelée à tout jamais. Elle était foutue, pourquoi s'acharner ?

Tremblotante, elle appuya un bras contre le mur crasseux d'une ruelle sombre, la tête contre son bras et vomit la bile de son estomac vide. Son corps la brûlait tellement qu'elle ne sentit même pas l'acidité remonter. Elle avait si chaud, même juste en short débardeur, qu'elle hésitait à s'arracher la peau, les yeux et les cheveux. Non, il fallait quelque chose de plus raisonnable comme... Faire sauter une digue pour inonder la ville. Elle n'aurait plus jamais chaud, si la mer submergeait toutes les rues. Les hurlements stridents s'arrêteraient avec les noyades des habitants. Du frais et du calme : parfaitement raisonnable. Son plan parvint à lui faire esquisser un sourire et elle releva la tête, emplie d'une motivation nouvelle. Elle allait tout faire exploser... Pas tout de suite.
Jinx planta net en entendant une voix qu'elle ne connaissait pas. Un homme s'était porté à sa hauteur, piaillait l'air de rien comme s'ils étaient amis et pas au milieu des faubourgs de Gotham. T'as pas d'amis. Un rire moqueur résonna dans l'air, mais il ne venait pas du garçon. Et c'était faux ! Elle avait des amis ! Elle avait... Yelena. Yelena ? Elle n'était pas sûre que la blonde la considère comme son amie, Jinx semblait plutôt lui inspirer un profond dépit, mais elle n'avait pas le choix. Bon, ce n'était pas non plus facile de se faire des amis quand on détestait tout le monde. Jinx soupira sans s'en cacher et s'arrêta, les mains sur les hanches, la mine boudeuse.

"T'as pas d'amis non plus hein ?"

Elle lui mit un léger coup sur le nez, comme un chat sur un jouet.

"Les fous n'ont pas d'ami, ils font peur. Et désolée de te le dire, l'ami, mais ce que tu dis n'as aucun sens. Et si tu n'étais pas fou, tu ne serais pas là, avec moi. Tu aurais fait comme tout le monde dans le coin, tu aurais attrapé une pute et une bouteille d'alcool, pour noyer ta misérable vie pourrie. Je dis pas que ta vie est bien, noooon, t'es à Gotham, par définition c'est à chier, mais, eh ! On va à la plage !"

Elle reprit sa route d'un pas bondissant. À peine eut-elle fait une dizaine de mètres qu'elle s'arrêta pour regarder l'intrus :

" J'espère que t'aimes pas la plage. Tu viens ? Si tu m'emmerdes pas, tu peux venir. Je m'appelle Jinx, l'ami, et toi ?"

Pffff. Bien sûr qu’elle était tarée ! Il se sentait vraiment original, là ? Elle avait vu quarante douze psychiatres avant de rencontrer ce pelo au hasard d’un coup du destin. Au moins autant de gens avaient décidé qu’elle était tarée. Pas souvent en ces termes, parce qu’il ne fallait pas stigmatiser les usagers de la psychiatrie, blabla… ouais allez, ça dégage. Il était beaucoup plus facile d’être cinglée et d’accepter ça, de le prendre avec humour, de ne plus en avoir rien à foutre et d’être une grosse folle égocentrique plutôt que de passer sa vie à chialer sur sa vie. Redondant, mais au bout d’un moment, si elle n’aimait pas qu’on mette les formes sur ses problèmes, elle pouvait commencer par ne pas le faire elle-même.
Elle ne l’attendit pas et se remit à déambuler de droite à gauche sans savoir quelle direction prendre pour aller à la plage. Son pas peu précis et les grands mouvements de ses bras auraient pu rappeler une valse, ou quelque chose de cet ordre, mais elle était seule et chantonnait un air qui n’avait rien à voir avec aucune danse de salon :

« They say I wouldn’t make it out alive, told me I’d never see the rise, that’s why I gotta kill them everytime, gotta watch them bleed toooooo. »

Comment faisait-elle pour entendre ce que le garçon lui disait ? Elle écoutait d’une oreille distraite. L’empathie et l’écoute, c’était pas son fort, elle entendait quelque chose, comprenait autre chose, s’en foutait plus ou moins, continuait sa vie. Surtout que Ben son non-copain s’était plus ou moins imposé à la recherche d’une distraction. S’il était pas content, il pouvait se trouver une autre poupée à manipuler, il aurait dû la laisser contre son mur. Elle brûlait pas très tranquillement, vomissait déjà plus tranquillement, mais au moins, elle ne demandait rien à personne, ce qui n’était pas plus mal pour les autres. Elle s’emportait de plus en plus facilement et savait de moins en moins quoi faire. Retourner chez Yelena ? Il était si délicieux de se laisser glisser vers la désinhibition pure et simple, d’ignorer le bien, le mal et tout le tintouin. Ça ne plairait sans doute pas à la blonde, mais si elle parvenait à lui faire gouter à la tendresse de la folie, peut-être pourraient-elles être folles à deux ? S’faire un date où elles feraient exploser un ou deux immeubles avant d’aller se baigner à poil dans les eaux polluées de New York. Quoi ? Elles étaient toujours moins polluées qu’à Zaun, de toute façon, et ça restait de la flotte.

« Well, Ben. Original, mais t’es toujours là. Ça, ou alors tu peux pas partir. Sait-on jamais, sur un malentendu t’existes même pas, t’es juste une salope d’hallucination venue m’emmerder. Mais… nan. J’y adhère pas. T’es trop comme un croissant mal cuit pour être venu me torturer. Doux. Doux comme un croissant mal cuit. Si t’étais juste un croissant je t’aurais bouffé. Mais dis-moi, si t’es vraiment un croissant, que je te laisse pas toucher le sable. Tu serais pas bon après. Well, Ben. Estimons que tu sois réel alors, et que tu n’aies pas le choix que d’être mon ami maintenant, sinon tu m’aurais pas suivie. »

Elle s’arrêta brusquement à au milieu d’un passage piéton, s’attirant les foudres des klaxons qui se déchainèrent de toutes parts.

« Mais calmez-vous les fous ! C’est qu’une route, vous allez pas en mourir. Moi en revanche ? Donc arrêtez-vous ! Dis, Ben l’ami ?! Tu sais quel côté on prend pour la plage où je demande à une voiture ? »