D'accord, il existait d'autres façons de se quitter [Vi]

Jeu 6 Oct 2022 - 19:35

"Je vais chercher un petit-déjeuner, tu veux quelque chose?
- Uhmuhm.
- Et fais gaffe, ta tresse trempe dans l'huile.
- Uhmuhm. "

Les responsables qui accompagnaient la jeune femme au quotidien n'étaient jamais censés la quitter, mais certains étaient plus souples que d'autres avec le protocole.
Depuis qu'elle avait le droit de sortir, elle faisait les mêmes choses chaque semaine, au même moment. Puisqu'elle était réglée comme du papier à musique, Hugh ne voyait pas le mal à la laisser sans supervision quelques instants. Comme un lundi, il n'y avait qu'eux dans l'atelier et le trésorier de l'association qui tenait la comptabilité dans l'autre pièce.
Allongée sur une planche à roulette sous une voiture, examinant, démontant et remontant soigneusement tous les composants qui passaient sous sa main, elle apprenait sans se soucier de ce qui se passait autour d'elle comment se composait une voiture. Elle n'en avait jamais connue auparavant et cet imposant tas de ferraille lui avait tapé dans l'oeil entre tout ce qu'elle aurait pu trafiquer dans l'atelier.

Tout allait bien.

À vrai dire, si ce lundi avait été comme celui d'avant, et comme encore le précédent, Hugh aurait même pu partir sans la prévenir de rien qu'il serait revenu avant qu'elle n'émerge à nouveau de sous sa voiture. Il se contenterait, comme d'habitude, d'un aller retour au Dunkin Donuts du coin de la rue. Cinq minutes montre en main, peut-être plus un lundi matin où les employés surmenés, désespérés à l'idée de devoir retourner à leur bureau déprimant, engloutiraient sans s'en soucier des boîtes entières de donuts pour compenser cette vie qui ne leur convenait qu'à moitié. Ils menaient une vie qui la dépassait et qu'elle ne comprendrait jamais. Elle n'était même pas sûre d'appréhender correctement la sienne, mais elle préférait être là qu'enfermée toute la journée à l'hôpital. Jamais on n'y accepterait de lui laisser une clé anglaise dans les mains. Alors, même si elle n'aimait pas plus que ça la compagnie de Hugh, elle s'en accommodait : les yeux dans les yeux avec sa voiture, elle ne regardait pas le temps passer et s'amuser avec ses boulons et ses clés à molettes.

Aussi, elle ne prêta pas attention lorsque la clochette de la porte retentit. Le trésorier dut se sentir concerné, car sa voix résonna sur la taule de la voiture. Ils n'étaient pas ouverts au public le lundi matin, le blabla habituel. Une porte qui claquait et un trésorier débordé qui repartait dans son sanctuaire aussi vite qu'il en était sorti. Mais la clochette ne sonna pas une seconde fois, signe que l'intrus n'avait pas encore quitté les lieux.
La jeune femme n'aimait pas les gens. Elle avait déjà du mal à composer avec les personnes de son quotidien. Or, Hugh n'était même plus là pour virer les inconnus. N'était-ce pas là son seul travail du lundi matin ? Il faisait chier avec ses donuts à la con.
Dans une vaine tentative de s'éclipser discrètement, elle fit rouler sa planche pour se cacher encore davantage sous la voiture, mais sa tresse trempait toujours dans un pot d'huile qu'elle renversa en s'en éloignant

"Rah PUTAIN! ", grogna-t-elle. Quoi ? Sa discrétion était déjà fichue de toute manière ! Autant râler si elle avait envie de râler ! Et elle avait toujours envie de râler contre quelque chose. " Tu fais vraiment pas d'effort ! ", reprocha-t-elle à sa tresse gauche avant de la jeter sur son ventre.

Ses cheveux n'étaient pas les seuls à lui mettre des bâtons dans les roues. Ironique bien sûr : elle avait mis une telle force pour se cacher sous la voiture que sa tentative fût couronnée d'un échec cuisant, car elle finit par ressortir de sa cachette par l'autre côté de la voiture. Pourquoi ne tripotait-elle pas une limousine déjà ?

Bon, bon. Vi l'avait appris à ses dépens : taper du gnome - gobelin, les gnomes, ce n'était pas la même chose d'après les multiples connaisseurs en la matière qu'elle avait rencontré - avec des bandes de cuir et des picots, ce n'était pas la meilleure idée du siècle. Bon, ouais, aussi, Vi n'avait pas toutes les bonnes idées du siècle. Elle était la seule à foncer, sans trop réfléchir, juste poussée par son instinct. Elle en avait fait des conneries en ne réfléchissant pas plus loin que son nez, elle en avait provoqué des catastrophes avec son esprit borné et buté. Avec sa colère un peu trop facile. Alors, ouais, si elle comptait encore taper des trucs sur son passage pour avoir un peu d'argent, elle avait intérêt à trouver de l'équipement - sûrement que des poings comme ceux qu'elle avait eu pour défoncer Sevika, c'était un peu difficile à trouver ! - ! Ou alors, elle allait finir en haché d'humain avec une touffe rose sur le dessus.

Elle avait entendu parler d'un endroit où elle pourrait trouver... Ce qu'elle cherchait, sans devoir trop dépenser. C'était que l'argent durement gagné, il fallait qu'elle en garde pour manger. Le reste : un toit, des fringues, c'était tellement superflu pour la jeune femme. À vivre dans la rue et dans une prison, on finissait par avoir des exigences totalement différentes de la plèbe "normale". Il fallait savoir se protéger et se nourrir, c'était le plus important. Un toit, ça se trouvait facilement. Des vêtements aussi. La nourriture, ce serait réglé mais après avoir trouvé de l'équipement. La rose rentrait dans les lieux de l'association, annoncée par cette clochette, avant de se retrouver à discuter avec un type pas très content - hey, elle voulait juste deux-trois bricoles, elle n'avait pas chercher plus loin en voyant les prospectus ! -. La rose n'avait aucune envie de repasser plus tard, elle voulait un truc et après, elle se carapatait ! Un petit soupir, quand le type partait enfin et qu'elle se disait qu'elle allait partir... Vi entendait un bruit, provenant de la personne sous la voiture. Quelques bruits puis une voix... Juste... Une voix. Une voix, de quoi faire oublier à la rose sa quête initiale, de quoi lui faire oublier le type emmerdeur juste avant.

"Pow' ?!"

Ses muscles se tendaient aussitôt, une réaction des plus étranges mais aussi des plus normales : l'impatience raidissait son corps et elle se retenait de toutes ses forces d'attraper la petite silhouette qui sortait de sous la voiture, cette chevelure bleue caractéristique et ce... Regard. Ce regard changé... À tout jamais. Mais ça restait sa soeur ! Elle restait sa petite soeur et, même si ses derniers souvenirs d'elle, c'était ce missile envoyé directement sur la salle du Conseil... Elle était sa soeur. Sa famille. Ouais, ça restait sa soeur à elle, son sang, celle qu'elle devait protéger... Vi venait se glisser près d'elle, accroupie, n'ayant qu'une envie : l'attraper entre ses bras et la serrer contre elle.

"J'arrête pas de te chercher ! T'étais passée où ?! Comment tu vas ?!"

Powder était là. Elle pouvait lui prendre les bras pour l'attirer contre elle, pour lui faire un bear hug mais non... Non, tout ce qu'elle faisait, pendant que sa petite soeur était allongée, la rose posait simplement sa main sur sa joue. Pour se rassurer, pour s'assurer qu'elle était bien là... Là. En chair et en os. Sa soeur était là. Là. Elles en avaient eu des crasses, Powder avait vrillé sur les derniers souvenirs qu'elle avait d'elle mais... C'était de sa faute à elle, à Vi. Elle avait jinxé sa soeur et elle devait la ramener, elle devait la sauver !

"T'es vraiment là, Pow-pow... soufflait-elle, souriant doucement."

"Oups... "

Hésitant entre rire et pleurer de sa situation ridicule, elle se contentait de fixer de ses grands yeux écarquillés les ampoules du plafond. L'une d'elles était grillée depuis qu'elle venait ici. Concentrée sur elle-même, elle n'avait pas entendu la voix de sa soeur résonner dans l'atelier. Ou peut-être avait-elle entendue sans admettre l'avoir entendue. Il n'était pas rare qu'elle entende des voix qui venaient de nulle part, alors elle les ignorait toujours. Elle observa sa clé à molette comme si son désintérêt manifeste ferait fuir quiconque empiétait dans l'atelier. En vain. Au moment où elle fronçait les sourcils, agacée de ne pas entendre la clochette retentir pour marquer la sortir de l'intruse, un visage s'imposa à elle. Les visages, c'était comme les voix. Elle les voyait, les ignorait, ils repartaient. Elle en parlerait à la psychiatre ; elle n'avait pas vu de visage depuis un long moment et s'en pensait débarrassée. Ils ne lui manquaient pas.
Ce visage là appartenait à Vi. Il était net, les contours trop lisses pour être agressifs. Plus intriguant qu'effrayant d'ailleurs. Bien sûr, qu'il n'arrêtait pas de la traquer. Ses fantômes la cherchaient constamment et ses médicaments rendaient leur quête compliquée. Elle voulait presque tendre le bras au dessus de sa tête pour effleurer ce souvenir si elle ne craignait pas de le briser. Sa main s'arrêta plutôt sur son ventre et elle joua avec le bout de sa tresse huileuse. Toucher le souvenir de sa soeur ne l'aurait pas dérangée outre mesure, mais elle n'avait pas pensé à l'inverse. Elle n'osait pas bouger non plus, aussi Vi n'eût aucun mal à atteindre sa joue.
Les doigts étaient d'un froid presque mordant et Jinx ne sut que faire. Les souvenirs n'étaient ni chauds ni froids, n'est-ce pas? Était-ce vraiment un souvenir ? Était-il possible qu'elle n'en soit pas un ? Les yeux si écarquillés qu'ils en devenaient presque globuleux, elle sentit son coeur s'emballer. Elle devait projeter le visage de sa soeur sur quelqu'un d'autre, ça devait être... Peut-être... Mais quelque chose n'allait pas. Elle pouvait bien réfuter ce qu'elle avait sous les yeux (ou sur les yeux, puisqu'elle était allongée presque au sol) mais ces mots, ce surnom ne pouvaient venir que d'une personne.
D'un coup, sa bouche lui paraissait trop sèche, comme pâteuse. Elle avait l'impression de ne pas avoir bu depuis des mois. Elle peinait à respirer correctement et à déglutir. Sous le sourire trop heureux pour la situation de sa soeur, Jinx finirait par s'évanouir tant la tête lui tournait. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle s'échappe et que Vi ne la retrouve jamais.

Son hurlement aiguë déchira le silence qui s'était installé.

D'un mouvement brusque, elle rejeta la main de sa joue et roula sur le côté, se redressa sur ses genoux. Elle s'emmêla les pinceaux dans la précipitation et tomba sur le flan, se précipita en arrière sans cesser de hurler. Jinx attrapait tout ce qui passait sous sa main et le jetait mollement sur sa soeur. Ses médicaments bridaient certe ses démences, mais aussi la force que le shimer lui avait laissée. Là, maintenant tout de suite, elle la regrettait.

"Dégage ! Dégage ! Dégage ! Fallait pas te donner cette peine ! T'as pas l'impression d'en avoir assez fait ?! T'as pas l'impression que tout est ta faute ?!"

La jeune fille explosa d'un rire nerveux qui se termina en larmes au moment où elle se saisit de sa planche à roulettes pour menacer sa soeur avec, à l'image presque parfaite d'une princesse Disney avec une poêle.

"Tout allait si bien", gémit-elle. " Pourquoi tu viens tout gâcher ? J'allais mieux, c'est promis, tu peux repartir. Qu'est-ce que tu viens faire ici sinon pour me bercer de promesses qui finiront encore dans le sang ? Qu'est ce qu'il nous reste dis-moi ? Une demi-discussion autour de la pluie et du beau temps ? Qu'est ce qui vaut la peine d'insister autant ? "